Encore 151 ans pour atteindre la parité : le moment est venu d’agir en ÉDI

Cet article a d’abord été publié sur le CarrefourRH de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés .

Ces dernières années, nous avons observé un intérêt grandissant des organisations pour une plus grande diversité au sein de leurs équipes.[1] Si l’accentuation des discussions et des activités est notable, le rythme actuel de la progression est néanmoins encore lent. À titre d’exemple : 23 % des Canadiennes et des Canadiens ont déjà vécu de la discrimination au travail soulignait une étude de 2018 de l’Université de Calgary[2] ou encore, alors que les groupes racisés composent plus de 22 % de la population de la grande région de Montréal, ils occupent à peine 5 % des postes de haute direction, selon une étude réalisée en 2019 par la Diversity Institute de l’Université Ryerson[3].

En outre, dans son rapport de 2023, Diversity, Equity and Inclusion Lighthouses, le World Economic Forum[4]souligne une étude menée auprès d’entreprises situées aux États-Unis et au Royaume-Uni qui fait état qu’au rythme actuel, il faudra encore 151 ans (!) pour combler l’écart économique mondial entre les sexes. Les équipes de direction mettront au moins 29 ans pour atteindre la parité quant au genre et au moins 24 ans pour atteindre la parité quant à la diversité ethnique. Il est important de rappeler ici que les entreprises canadiennes, dont celles du Québec, ont démarré leurs initiatives en matière d’équité, diversité et inclusion (ÉDI) bien après ces deux pays et que de nombreux efforts restent à faire[5]

De plus, les entreprises du Québec ont majoritairement amorcé leurs démarches en ÉDI, pour ne pas dire ont commencé à s’y intéresser, en se basant sur l’un des points d’ancrage suivants[6] : les impératifs légaux, les impératifs de recrutement ou les impératifs économiques. Par conséquent, elles se trouvent principalement en phase de diversité et non dans l’inclusion ou l’équité[7]. Voyons ici les points d’ancrage les plus fréquents :

  1. Les impératifs légaux : c’est-à-dire répondre à des obligations de nature légale comme la Charte des droits et libertés de la personne du Québec[8], le Programme d’accès à l’égalité à l’emploi[9], la Loi sur l’équité salariale[10] ou à des politiques de gouvernance ciblant des seuils de représentativité sur les conseils d’administration comme la Loi sur la gouvernance des sociétés d’État[11].

  2. Les impératifs de recrutement : soit tenter de réduire les effets de la pénurie de main-d’œuvre par l’accès à de nouveaux bassins de candidat•e•s notamment par le recrutement à international[12] ou la participation à des programmes de travailleurs•euses temporaires[13].

  3. Les impératifs économiques : autrement dit, cibler ses efforts en vue d’obtenir une augmentation de la profitabilité ou du rendement aux actionnaires. Cela peut passer par la marchandisation de produits ou de services répondant aux besoins d’une clientèle de plus en plus diversifiée comme dans l’industrie de la mode (voir l’exemple de Reitmans[14]) ou par une campagne publicitaire en lien avec un événement récent (le marketing dit militant) tel que les mouvements #IdleNoMore, #BlackLivesMatter ou #MeToo[15].

Si ces points d’ancrage constituent de bonnes raisons de mettre de l’avant des stratégies en ÉDI dans les entreprises et peuvent être des arguments convaincants pour bâtir un, "business case"; il importe de souligner qu’un est nécessaire pour accélérer et obtenir des résultats durables et pertinents. Il s’agit de l’impératif de la justice sociale.

La justice sociale : pierre angulaire

En effet, la pierre angulaire d’une démarche durable en matière d’ÉDI, c’est la justice sociale. Un ancrage qui puise sa force dans l’accès à l’égalité des droits, l’atteinte de la dignité pour tous, l’absence de discrimination et le retrait des barrières systémiques. Bref, une conscience sociale de l’humanité[16]. La justice sociale est le fondement de la prospérité mondiale, nous a d’ailleurs rappelé à plusieurs reprises l’ONU[17].

Plus particulièrement dans le domaine du travail, l’Organisation internationale du Travail (OIT), dont l’idéal de la justice sociale est un principe fondateur[18] depuis 1919, explique que la justice sociale repose sur l’égalité des droits pour tous les peuples et la possibilité pour tous les êtres humains sans discrimination de bénéficier du progrès économique et social partout dans le monde. Ainsi, nous comprenons que promouvoir la justice sociale ne consiste pas simplement à augmenter les revenus, atteindre des seuils de représentativité et à créer des emplois; c’est aussi une question de droits, de dignité et de liberté d’expression pour les travailleurs et les travailleuses, ainsi que d’autonomie économique, sociale et politique.

Cette quête de justice sociale a été renouvelée[19] lors du centenaire de l’OIT en 2019 soulignant au passage qu’elle est encore et toujours plus d’actualité. Notamment avec « l’augmentation des inégalités et de l’exclusion, qui représentent une menace à la cohésion sociale, à la croissance économique et aux progrès humains. Avec le changement climatique, l’évolution démographique, l’évolution technologique et, plus généralement, la mondialisation, nous assistons à une mutation du monde du travail à un rythme et à une échelle sans précédent. » 

Dans ce contexte, les organisations se doivent de mettre en place des stratégies fortes qui sauront tirer parti de ces défis afin de réaliser la justice sociale dans un monde du travail toujours plus complexe. La justice sociale étant considérée comme le principe le plus important pour atteindre l’inclusion de manière durable et en profondeur dans les milieux de travail, il ne peut en être autrement, sauf si nous avons 151 ans devant nous.

Comme titrait le World Economic Forum en 2021 dans son livre blanc Pathways to Social Justice : A Revitalized Vision for Diversity, Equity and Inclusion in the Workforce : « The time to act is now for a revitalized vision of social justice »  [traduction libre] Le moment est venu d’agir maintenant pour une vision renouvelée de la justice sociale.[20]

Le leadership inclusif : l’assise

Pour y parvenir, il faut mettre en place des stratégies fortes en diversité, inclusion et équité au sein des entreprises. L’assise de celles-ci est, en partie, le développement de comportements inclusifs.

Récemment, les auteur•e•s Sophie Brière, Bibiana Pulido et Benoit Savard soulignaient dans leur ouvrage[21] Biais inconscients et comportements inclusifs dans les organisations que le développement de ces comportements inclusifs passe par la combinaison des prédicteurs de changement tels que proposé par la Théorie du changement, et ce, sous trois catégories : la société, les organisations et les individus. The Diversity Institute de l’Université Ryerson nomme cette marche à suivre pour le changement : le modèle écologique pour effectuer le changement.[22]

Nous nous attarderons ici au prédicteur organisationnel et plus particulièrement au leadership inclusif puisqu’il ne fait aucun doute que cet élément revêt une grande importance dans le soutien aux changements.[23]  Non seulement cela, mais également de nombreuses études, dont celle de Deloitte,[24] soulignent que les comportements des dirigeant•e•s (cadres supérieurs ou gestionnaires) peuvent entraîner jusqu’à 70 points de pourcentage de différence entre la proportion d’employé•e•s qui se sentent fortement inclus•es et la proportion de ceux et celles qui ne le sont pas. Cet effet est encore plus fort pour les membres de groupe historiquement sous-représentés.

Bien que le leadership inclusif soit une expression relativement nouvelle en matière de modèle de leadership, certaines caractéristiques ressortent de manière relativement unanime dans la documentation telles que : l’engagement en faveur d’un traitement équitable, l’acceptation et l’appréciation des différences, l’ouverture, l’accessibilité, la disponibilité, la capacité à répondre aux besoins d’individualité tout en contribuant au développement d’un sentiment d’appartenance à un groupe. Ainsi, nous pouvons noter que les leaders inclusifs•ves sont plus enclins à créer un climat de confiance et de respect mutuel, ce qui favorise la communication ouverte et la collaboration entre les employé•e•s.[25]

En somme, les comportements de leadership inclusif sont étroitement liés à la justice sociale dans les milieux de travail puisque les leaders inclusif•ves reconnaissent les injustices sociales présentes dans nos sociétés et l’influence positive qu’ils et elles peuvent avoir sur l’égalité des chances, la prise de décisions équitables et la création d’un climat de confiance et de respect mutuel. Cela permet de favoriser une culture positive au travail, alors que chaque personne se sent valorisée et appréciée pour sa contribution unique.

En d’autres mots, le leadership inclusif contribue activement à la justice sociale dans les entreprises par l’atteinte d’un fort sentiment d’appartenance partagé par le collectif et où chaque personne peut exprimer son unicité.[26]

Comment exercer un leadership inclusif?

Bien que de nombreux modèles émergent, pensons à ceux de Deloitte, de Korn&Ferry, de Blanchard Company, de Mercer ou de McKinsey; il semble se profiler un consensus autour d’un continuum d’évolution des comportements de leadership dit « traditionnels » vers ceux inclusifs comme le propose l’auteure Jennifer Brown. Dans son livre How to Be an Inclusive Leader[27], elle suggère quatre étapes dans ce parcours, soit depuis [traduction libre]l’inconscience à la conscience puis de l’activation à l’appui. À l’intérieur de ces quatre étapes, les six traits signatures tels que présentés en 2016 par Deloitte University Press[28] semblent prendre un sens tout à fait naturel.

Les six traits sont :

  1. L’engagement

  2. La connaissance de soi

  3. Le courage

  4. La curiosité

  5. L’intelligence culturelle

  6. La collaboration

Nous pourrions également ajouter à cette liste des éléments tels que l’humilité, l’empathie ou la capacité à prendre de la perspective. Ces éléments se sont récemment révélés comme hautement pertinents selon l’étude menée en 2020 par Juliet Bourke et Andre Titus et rapportée dans le Harvard Business Review[29].

 De ces traits, nous proposons ici une liste de comportements en cohérence avec l’exercice d’un leadership inclusif :

  • La capacité à créer un environnement de travail accueillant et respectueux pour tous les employé•e•s, indépendamment de leur origine, leur genre, leur âge, leur religion, leur orientation sexuelle, leur handicap, etc.

  • La capacité à écouter les idées et les perspectives de tous•tes, y compris celles et ceux qui sont souvent marginalisé•e•s ou ignoré•e•s.

  • La capacité à repérer et à remédier aux inégalités et discriminations systémiques dans l’entreprise.

  • La capacité à développer et à maintenir des relations de confiance avec les employé•e•s de tous les paliers hiérarchiques de l’entreprise.

  • La capacité à promouvoir la diversité et l’inclusion dans les processus de recrutement, de promotion et de développement professionnel.

  • La capacité à être conscient•e de ses propres préjugés et à les surmonter pour prendre des décisions plus équitables.

À la lumière de ces éléments, il est clair que le leadership inclusif s’inscrit dans une approche beaucoup plus large que l’écoute, la bienveillance ou la compassion. Nous parlons ici de courage, d’intelligence émotionnelle, de dénonciation de la discrimination, de remise en question de ses propres croyances. Bien plus donc que le développement régulier, voire simplifier ou à-la-va-vite, de compétences managériales.

Conclusion

À la lumière de cet article, nous avons fait la démonstration sous plusieurs angles à savoir dans quelle mesure il est primordial que les organisations se mettent en mouvement pour l’atteinte de la diversité, l’inclusion et l’équité.

Les entreprises doivent impérativement mettre en place les outils, les moyens, les budgets et les formations pouvant accompagner leur personnel à développer sur une base continue et durable les traits du leadership inclusif, essentiel à l’atteinte de la justice sociale.

Tout cela prenant ancrage dans un engagement réel des entreprises à faire de la justice sociale un élément à part entière de leur culture organisationnelle, une véritable volonté de combler les écarts.

Saurons-nous répondre à l’appel de l’OIT de 1919?

Saurons-nous agir dès maintenant comme nous interpelle le World Economic Forum?

Saurons-nous placer le développement du leadership inclusif au cœur de la vision des entreprises comme le soulignent les études?

Seul l’avenir nous le dira… dans 151 ans.

Rédactrice : Élisabeth Petit, CRHA


Sources:

[1] https://www.mckinsey.com/featured-insights/diversity-and-inclusion/diversity-equity-and-inclusion-lighthouses-2023

[2] https://journals.library.ualberta.ca/cjs/index.php/CJS/article/view/29346/21399

[3] https://www.torontomu.ca/content/dam/diversity/reports/DiversityLeads_Montreal_FR.pdf

[4] https://www.weforum.org/reports/global-parity-alliance-diversity-equity-and-inclusion-lighthouses-2023

[5] https://www4.fsa.ulaval.ca/wp-content/uploads/2015/03/SCF-Rapport-femmes-et-CA.pdf

[6] https://www3.weforum.org/docs/WEF_NES_DEI4.0_Toolkit_2020.pdf

[7] https://carrefourrh.org/ressources/travailler-ensemble/2022/02/justice-sociale

[8]  https://www.cdpdj.qc.ca/fr/vos-droits/lois-qui-protegent-vos-droits/charte

[9] https://www.cdpdj.qc.ca/fr/nos-services/activites-et-services/en-savoir-plus-sur-les-programmes-dacces-legalite-en-emploi

[10] https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/lc/E-12.001

[11] https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/lc/G-1.02

[12] https://www.revuegestion.ca/recrutement-sans-frontieres

[13] https://www.quebec.ca/emploi/embauche-et-gestion-de-personnel/recruter/embaucher-immigrant/embaucher-travailleur-etranger-temporaire

[14] https://www.reitmans.com/fr/diversite

[15] https://www.ledevoir.com/societe/consommation/586753/black-lives-matter-ces-marques-qui-retournent-leur-veste

[16] https://www.cairn.info/revue-civitas-europa-2014-2-page-111.htm?contenu=article#no1

[17] https://www.un.org/development/desa/fr/news/social/la-justice-sociale-est-le-fondement-de-la-prosperite-mondiale-rappelle-lonu.html

[18] https://www.cairn.info/revue-civitas-europa-2014-2-page-111.htm?contenu=article#no1

[19] https://www.ilo.org/global/standards/introduction-to-international-labour-standards/need-for-social-justice/lang--fr/index.htm

[20] https://www.mercer.com/content/dam/mercer/attachments/private/gl-2021-wef-pathways-to-social-justice.pdf

[21] https://www.pulaval.com/livres/biais-inconscients-et-comportements-inclusifs-dans-les-organisations

[22] https://www.torontomu.ca/content/dam/diversity/reports/DiversityLeads_Montreal_FR.pdf

[23] https://www.pulaval.com/livres/biais-inconscients-et-comportements-inclusifs-dans-les-organisations

[24] https://www2.deloitte.com/us/en/insights/deloitte-review/issue-22/diversity-and-inclusion-at-work-eight-powerful-truths.html/#endnote-22

[25] https://blog.ccdiconsulting.ca/blog/inclusive-leadership-should-you-bother

[26] https://www.pulaval.com/livres/biais-inconscients-et-comportements-inclusifs-dans-les-organisations

[27]  https://book.jenniferbrownspeaks.com

[28]  https://www2.deloitte.com/us/en/insights/topics/talent/six-signature-traits-of-inclusive-leadership.html

[29] https://hbr.org/2020/03/the-key-to-inclusive-leadership

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